"Il semblait que la mort de Lisa avait perturbé le sommeil
de plus d'un. A les entendre, ils ne s'en remettaient pas –
même s'ils s'en tiraient mieux qu'ils ne le pensaient, à les
voir – mais ils évitaient à présent d'évoquer à voix
haute le doute qui les rongeait, si vague soit-il, ayant enfin
compris – et plus ou moins accepté – qu'Evy ne dirait
jamais vraiment ce qui s'était passé ce matin-là, aux
premières heures du jour, sur le lac.
Anaïs était d'avis qu'ils devaient tirer un trait sur les
incidents de la journée et garder le contact. Elle regrettait
de s'être énervée. Du menton, elle indiqua une vilaine Subaru
garée sous les arbres et laissa planer la possibilité d'une
virée quand l'occasion se présenterait. Car telle était
l'obsession de cette fille qu'elle aurait fait n'importe quoi
pour ne pas couper les ponts avec celui qui savait."(40)
"C'était à Evy de parler.
C'était à lui d'empêcher qu'un mur continuât à grimper
entre son père et lui. Là-dessus, Richard ne nourrissait aucun
doute. Sur ce point, il était formel. Et cette certitude était
bien agréable, en tout cas bien reposante. Il n'en était pas
à sourire dans la nuit, à ouvrir la main pour la laisser
saisir le vent, mais cette conduite langoureuse dont nous avons
parlé, les coups d'œils pacifiés qu'il posait sur son fils
témoignaient de sa résolution à ne pas ouvrir la bouche le
premier. Si Evy pensait que Richard allait lui tendre la moindre
perche, il se trompait." (80)
"Les cours se terminèrent
sur une leçon d'histoire particulièrement soporifique tandis
qu'une merveilleuse journée s'écoulait au-dehors, toute de
parfum et de lumière, avec une température proche de
vingt-cinq et un indice de pollution atmosphérique relativement
acceptable pour nos contrées. Le soleil était encore haut,
rond et patient, et les éclaboussures de la fontaine qui
agrémentait la cour séchaient bien vite sur la margelle de
pierre polie. Au-delà des murs, en chemisette, nombreux
étaient ceux qui partaient au même instant en week-end,
pare-chocs contre pare-chocs – épaule contre épaule, telle
une armée sans fin alanguie sous effluves de milliers de pots
d'échappement qui palpitaient en sourdine –, branchés sur
des stations FM résolument criardes et musicalement proches du
zéro, le bras à la portière et plutôt heureux dans
l'ensemble, plutôt dans de bonnes dispositions tant que les
épouses et les enfants restaient tranquilles sur leurs sièges,
dans l'air climatisé, et tant que ce monde n'avait pas encore
explosé en mille miettes." (102)
"Dans l'ensemble, tout le
monde semblait satisfait. Tout le monde semblait conscient de la
clémence du ciel, de la sublime arrière-saison qu'il
dispensait de ce côté-ci du pays. Le soir, on restait dehors
le plus longtemps possible, on se laissait mollement engloutir
par le crépuscule en buvant des verres et en jacassant hardiment
sur la marche du monde. Et les Américains ceci, et les Chinois
cela. Et le cours du brut ceci, et l'effet de serre cela. Et la
techno ceci, et le sida cela.
D'un point de vue sexuel, on avait mis le pied sur un territoire
effervescent et le nombre élevé, accru, des accouplements et
des étreintes en tout genre, dans la région, en était la
meilleure preuve. Jeunes et vieux, animaux et humains, hommes et
femmes, chacun semblait aspirer à davantage de plaisir, à
recevoir plus, à bénéficier de cet excédent de lumière qui
n'était pas si habituel dans nos régions, bref, chacun
semblait vouloir emporter sa part de gâteau." (138)
"L'avant-bras d'Evy
ressemblait à une chambre à air distendue par une hernie
sévère, mais il n'était pas cassé. Dany Clarence l'avait
examiné plus attentivement aussitôt qu'ils avaient mis pied à
terre.
Ils le faisaient rire. Ces mômes étaient désopilants. Il
aurait voulu être là pour assister au spectacle des deux
garçons croisant le fer dans la cour pendant qu'une bouteille
d'essence enflammée tournoyait dans l'espace. Cette
génération, se disait-il, c'étaient de vrais Martiens
débarquant sur une planète hostile, pas vraiment faite pour
eux, pas vraiment sympathique." (193)
"A présent, son pyjama
portait les traces brillantes et visqueuses de la manutention.
Il s'y attendait. En tout cas, ce n'était pas très agréable.
Il ouvrit la fenêtre. La maison était silencieuse et la lune
brillait au-dessus de la colline, sur les environs déserts, sur
une rangée de sapins qui luisaient comme des sabres dans la
descente que Richard avait dévalée un mois plus tôt au volant
de son bolide, abandonnant femme, maison, enfant, sans un mot
d'explication – et laissant une fois de plus son père le soin
de réparer les dégâts à sa place, le soin de payer
l'addition à sa place, le soin de se charger du fardeau à sa
place, comme à son habitude, comme les autres fois, encore et
encore, l'ignoble salopard." (273)
© Philippe Djian
& Éditions Gallimard, 2005.
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